Dix-neuf
Pendant l’absence de son père, Tess regarda la télévision. Télé Blind Lake continuait à fonctionner sur son stock de programmes de divertissement déjà téléchargés, pour l’essentiel des vieux films et des séries des réseaux. Ce soir-là, elle diffusait une comédie musicale anglo-indienne avec de nombreux numéros de danses et des costumes colorés. Mais Tess eut du mal à fixer son attention dessus.
Elle savait que son père se comportait de manière bizarre. Il lui avait posé toutes sortes de questions sur le crash de l’avion et sur Chris. Elle fut juste surprise qu’il n’ait pas une seule fois mentionné la fille-Miroir. Tess non plus, elle n’était pas assez bête pour aborder ce sujet avec lui. À Crossbank, à l’époque ou ses parents habitaient ensemble, ils s’étaient plus d’une fois disputés au sujet de la fille-Miroir. Son père en reprochait les apparitions à sa mère. Tess ne voyait pas pourquoi : elles n’avaient rien en commun. Mais elle avait appris à ne rien dire. S’immiscer dans ces disputes ne servait en général qu’à la faire pleurer, ou à faire pleurer sa mère.
Son père n’aimait pas entendre parler de la Fille-Miroir. Il s’était mis depuis peu à ne pas aimer non plus entendre parler de sa mère ou de Chris. Il passait la plupart de ses soirées dans la cuisine à parler tout seul. Lorsque cela se produisait, Tess s’occupait elle-même de son bain. Elle se couchait et lisait jusqu’à ce qu’elle arrive à s’endormir.
Ce soir-là, elle était seule à la maison. Elle avait fait du pop-corn dans la cuisine, en nettoyant bien après, et essayé de regarder le film, Destination Bombay. Les numéros de danse lui plurent. Mais elle sentait derrière ses yeux la pression de la curiosité de la Fille-Miroir. « Ce n’est que de la danse », dit-elle avec mépris. Mais cela la dérangeait de s’entendre parler à voix haute quand il n’y avait personne d’autre dans la maison. Le son résonnait entre les murs. La maison de son père semblait trop grande sans lui, trop bien rangée pour avoir l’air naturelle, comme une maison témoin construite à fins d’exposition et non pour que quelqu’un y vive. Tess passa avec nervosité de pièce en pièce, en allumant les lumières. Elle se sentait mieux avec de la lumière, même si elle ne doutait pas que son père lui passerait un savon pour gaspillage d’énergie.
Et pourtant, il ne le fit pas. À son retour, il lui parla à peine, lui disant juste de se préparer pour la nuit avant d’aller dans la cuisine passer quelques coups de téléphone. Du premier étage, une fois sortie du bain, elle entendait toujours sa voix au rez-de-chaussée, qui parlait, parlait, parlait. Au téléphone. À personne. Tess enfila sa chemise de nuit et emporta son livre dans son lit, mais les mots écrits sur la page lui échappaient. Elle finit par éteindre la lumière et rester allongée en regardant par la fenêtre.
Dans la maison de son père, la fenêtre de sa chambre donnait au sud sur le portail principal et la prairie, mais une fois couchée, Tess ne voyait que le ciel. (Elle avait fermé la porte pour être sûre qu’aucune lumière ne se refléterait sur la vitre, la transformant en miroir.) Le ciel était dégagé et sans lune. Elle vit les étoiles.
Sa mère parlait souvent des étoiles. Sa mère lui donnait l’impression d’être tombée amoureuse des étoiles. Tess comprenait que les étoiles qu’elle voyait la nuit étaient juste d’autres soleils très lointains et que ces autres soleils possédaient souvent des planètes en orbite. Certaines étoiles avaient des noms étranges et évocateurs (comme Rigel ou Sirius), mais le plus souvent, elles avaient des chiffres et des lettres, comme UMa47, comme quelque chose qu’on pourrait commander sur catalogue. On ne pouvait donner un nom spécial à toutes les étoiles parce qu’il en existait bien davantage qu’on n’en voyait à l’œil nu, il en existait des milliards de plus. Toutes les étoiles n’avaient pas de planètes, et seules les planètes de quelques-unes ressemblaient à la Terre. Même comme ça, il devait y avoir beaucoup de planètes ressemblant à la Terre.
La Fille-Miroir trouvait ces pensées des plus intéressantes, mais Tess ignora sa présence muette. La Fille-Miroir lui tenait désormais si souvent compagnie qu’elle menaçait de devenir ce que le Dr Leinster avait toujours affirmé qu’elle était : une partie de Tessa.
Peut-être ce nom de « Fille-Miroir » ne lui convenait-il pas. Certes, elle avait fait ses premières apparitions dans les miroirs, mais Tess pensait que c’était juste parce qu’elle aimait y voir le reflet de Tessa, elle aimait regarder Tessa lui rendre son regard. Reflets, symétrie : la chasse gardée de la Fille-Miroir. Celle-ci se sentait une parenté avec les choses reflétées, pliées, ou même juste très compliquées, sentait une espèce de reconnaissance.
La Fille-Miroir regardait maintenant par les yeux de Tessa et voyait les étoiles dehors dans la nuit froide et noire. A-t-on raison d’appeler cela la lumière des étoiles ? se demanda Tess. En fait, elle viendrait plutôt de soleils, non ? De soleils d’autres gens ?
Elle s’endormit en écoutant le murmure lointain de la voix de son père.
Son père ne fut pas très bavard, le lendemain matin. Non qu’il ait jamais beaucoup parlé avant le café. Il lui prépara son petit déjeuner, des flocons d’avoine chauds. Il n’y avait pas de sucre roux pour mettre dessus, rien que du sucre blanc normal. Elle attendit de voir s’il allait manger aussi. Il ne le fit pas, même s’il farfouilla deux fois dans les placards de la cuisine comme s’il cherchait quelque chose qu’il aurait perdu.
Il la déposa très tôt au collège. Les portes n’étaient pas encore ouvertes et l’air de la matinée vous glaçait. Tess repéra Edie Jerundt qui traînait du côté du poteau de spirobole. Edie Jerundt la salua d’un ton neutre et dit : « J’ai deux pulls sous ma parka. »
Tess hocha la tête poliment, même si elle se fichait du nombre de pulls portés par Edie Jerundt. Elle semblait d’ailleurs avoir froid quand même. Elle avait le nez rouge et ses yeux brillaient dans le vent.
Deux garçons plus âgés passèrent et firent quelques réflexions sur « Edie Grumf et Tess la tristesse ». Tess les ignora, mais Edie ne trouva rien de mieux à faire qu’à les regarder bouche bée comme un poisson, et ils se moquèrent d’elle en s’éloignant. La Fille-Miroir se montra extrêmement curieuse de ce comportement – elle ne pouvait distinguer une personne d’une autre et ne comprenait pas pourquoi quelqu’un se moquerait de Tess ou d’Edie – mais Tess ne put lui expliquer. La cruauté des garçons était un fait à accepter et à gérer, pas à analyser. Tess était sûre qu’elle ne se serait pas comportée de cette manière à leur place. Même si elle se sentait parfois tentée de se joindre aux autres filles lorsqu’elles se moquaient d’Edie, ne serait-ce que pour ne pas attirer l’attention sur elle. (Elle ne cédait que rarement à cette tentation et en avait toujours honte après.)
« T’as vu le film, hier soir ? » demanda Edie. Une des choses qui rendait le blocus si étrange était qu’il n’y avait plus qu’un seul canal vidéo, ce qui obligeait tout le monde à regarder les mêmes émissions.
« Un peu, reconnut Tess.
— Ça m’a vraiment plu. Je téléchargerai les chansons un jour. » Edie se mit les mains le long du corps et agita le corps en ce qu’elle imaginait être une danse de style indien. Tess entendit les garçons ricaner à quelques mètres de là.
« J’aimerais bien avoir des bracelets de cheville », avoua Edie.
Tess pensa qu’avec des bracelets de cheville, Edie Jerundt aurait l’air d’une grenouille en robe de mariée, mais c’était une pensée méchante et elle la garda pour elle.
La Fille-Miroir l’embêtait à nouveau. Elle voulait que Tess regarde au loin les tours de refroidissement de l’Œil.
Mais qu’est-ce qu’elles avaient donc de si intéressant ?
« Tess ? dit Edie. Tu m’écoutes ?
— Désolée, dit Tess par réflexe.
— T’es vraiment bizarre, quand même », dit Edie.
Toute la matinée, les tours attirèrent l’attention de Tess. Elle les voyait par la fenêtre de la salle de classe, derrière les champs vides enneigés. Des corbeaux tourbillonnaient dans le ciel. Ils vivaient dans la région même en hiver. Ces derniers temps, ils s’étaient multipliés, du moins Tess en avait-elle l’impression, peut-être parce qu’ils s’engraissaient sur le tas d’ordures à l’ouest de la ville. Mais ils ne se perchaient jamais sur les grandes tours de refroidissement fuselées. Celles-ci servaient à évacuer le trop-plein de chaleur du sous-sol de l’Œil. Il fallait garder certaines parties de l’Œil très froides, presque aussi froides que possible, « proches du zéro absolu », comme M. Fleischer avait dit un jour. Tess savoura cette phrase en esprit. Le zéro absolu. Cela lui fit penser à une nuit glacée et sans vent. L’une de ces nuits si calmes et si froides que vos bottillons grincent sur la neige. Le zéro absolu rendait les étoiles plus faciles à voir.
La Fille-Miroir trouva ces pensées du plus haut intérêt.
M. Fleischer l’interrogea deux fois. Tess put répondre à la question de science (c’était Isaac Newton qui avait découvert les lois du mouvement), mais plus tard, en littérature, elle n’entendit pas la question, juste son nom au moment où M. Fleischer disait : « Quelqu’un ? Tessa ? »
Ils lisaient David Copperfield. Tess avait terminé le livre la semaine précédente. Elle essaya d’imaginer la question que M. Fleischer avait pu poser, mais son esprit resta vide. Elle regarda le dessus de sa table en espérant qu’il interrogerait quelqu’un d’autre. Les secondes s’égrenèrent dans un silence gêné et Tess sentit peser sur elle le poids de la déception de M. Fleischer. Elle s’enroula une boucle de cheveux autour de l’index.
Encore plus embêtant, Edie Jerundt agitait sa main levée.
« Edie ? finit par dire M. Fleischer.
— La Révolution industrielle, triompha Edie.
— Exact, on a appelé cela la Révolution industrielle… » Tess reporta son attention sur la fenêtre.
À la fin de la matinée, elle annonça à M. Fleischer qu’elle rentrait manger chez elle. Il eut l’air surpris. « Ça fait une sacrée trotte, non, Tess ? »
Oui, mais elle avait espéré qu’il ne le sache pas. « Mon papa vient me chercher. » Complètement, totalement faux. Elle fut surprise de sa facilité à mentir.
« Une raison particulière ? »
Tess haussa les épaules.
Une fois dehors, emmitouflée dans sa parka (mais sans, hélas, les deux pulls d’Edie), elle s’aperçut qu’elle ne rentrait pas à la maison et qu’elle ne retournerait pas au collège après le déjeuner. La Fille-Miroir l’avait amenée ici, et celle-ci avait d’autres plans pour l’après-midi.
Depuis la fin de la tempête de sable, l’Œil fonctionnait à la perfection, sans le moindre pépin.
C’en est presque énervant, songeait Charlie Grogan. Il avait traversé la salle de contrôle ce matin-là et tout le monde semblait détendu – autant qu’on pouvait l’être depuis le début du blocus. Les gens souriaient, en fait. Volts et ampères restaient dans la zone verte, la température ne variait pas et toutes les données sortaient de manière impeccable. Même le paysage dans lequel le Sujet continuait à avancer semblait ensoleillé et plutôt agréable. Se sentant inutile dans son bureau, Charlie regarda un bon moment son moniteur. La fatigue du Sujet sautait aux yeux. Son tégument était terne et piqueté, sa crête jaune s’affaissait comme un drapeau déchiré. Mais il marchait d’un pas régulier et avec une apparente détermination dans les régions sauvages et sans chemins. L’endroit était plat et désolé mais on voyait une irrégularité au loin sur l’horizon, des sommets montagneux, un soupçon de neige éternelle.
Le Sujet ne progressait pas vite. Un peu comme un escargot sur un trottoir vide. S’ennuyant et n’ayant pour une fois aucune tâche de maintenance à effectuer, Charlie sauta le repas et descendit se promener dans la galerie vitrée au-dessus des cylindres O/BEC.
Cette galerie n’avait guère d’autre fonction que de représentation. C’était un endroit où, avant le siège, on pouvait amener un parlementaire ou un chef d’État européen en visite. La galerie surplombait les cylindres à une hauteur sûre et en l’absence de touristes, elle restait en général vide. Charlie y venait souvent chercher un instant de solitude.
Il se pencha sur la paroi de verre épaisse de deux centimètres et demi pour regarder trois étages plus bas les cylindres O/BEC. Ces objets humiliants. Qui se pensaient eux-mêmes dans l’espace interstellaire. On n’était pas censé le dire, mais ils pensaient bel et bien, c’était indéniable, même si (comme les théoriciens) vous teniez à affirmer qu’ils se contentaient d’« explorer un espace de phase quantique immense mais fini d’une complexité croissant de manière exponentielle ». Ouais, rien que ça. Les O/BEC extrayaient des images des étoiles et les rêvaient sur une grille de pixels en « explorant un espace de phase quantique » – charabia, pensa Charlie. Qu’on me montre les câbles. Qu’est-ce que cela récupérait, et comment ? Personne ne pouvait le dire.
Qu’est-ce qu’un ange ? Ce qui danse sur une tête d’épingle ? Qu’est-ce qui dansait sur une tête d’épingle ? Un ange, bien entendu.
Ces O/BEC n’étaient que la partie la plus centrale d’une vaste machinerie qui subvenait à leurs besoins. Tout compris, l’Œil occupait une superficie énorme. À se tenir ainsi au milieu, Charlie imaginait en sentir la froide férocité des pensées. Il ferma les yeux. Rêve-moi une explication.
Mais tout ce qu’il vit sous ses paupières fut un souvenir du Sujet, le Sujet perdu dans l’arrière-pays de sa vieille planète sèche. Étrange comme cette évocation semblait nette, au moins aussi précise que les images en direct sur le moniteur de son bureau. Comme s’il marchait juste derrière le Sujet. La lumière était chaude et un ton ou deux plus bleue que sur Terre, mais le ciel lui-même était blanc, chargé de poussière. Un petit vent provoquait des tourbillons miniatures qui parcouraient quelques mètres sur les plaines tachées d’alcali avant de s’épuiser et de disparaître.
Étrange. Charlie se pencha sur la paroi vitrée et s’imagina tendre la main vers le Sujet. Les O/BEC eux-mêmes ne pouvaient avoir un jour transmis une image aussi distillée, d’une pureté aussi surnaturelle que celle-là. Il pouvait, s’il le voulait, compter la moindre bosse sur la peau granitée du Sujet. Il entendait les pas métronomiques de ses pieds éléphantesques et poussiéreux, il voyait les deux lignes parallèles et discontinues que ceux-ci laissaient sur le sol granuleux du désert. Il sentait l’air : il y flottait une odeur de roche chaude, comme du granit riche en mica exposé au soleil de midi.
Il s’imagina poser la main sur l’épaule du sujet, ou du moins sur ce bouc de cartilage en pente, à l’arrière de la tête, qui passait pour une épaule. Quelle impression cela ferait-il ? Dur mais pas parcheminé, pensa Charlie, chaque bosse de cette chair de poule comme une articulation du doigt sous la peau, certaines rendues piquantes par des poils blancs et raides. La crête du Sujet, gorgée de sang, servait très probablement à ajuster sa température interne à la chaleur ambiante. Si je la touchais, pensa Charlie, je la trouverais humide et flexible, comme de la chair de cactus…
Le Sujet s’arrêta soudain et se retourna, comme surpris. Charlie se retrouva à plonger le regard dans les yeux du Sujet, dans ses yeux vides en boules de billard blanches. Oh merde !
Il ouvrit lui-même les yeux et s’écarta du verre. Là, dans la galerie O/BEC. En sécurité. Il cligna les paupières pour chasser ce qui ne pouvait avoir été qu’un rêve.
« Vous allez bien ? »
À nouveau surpris, Charlie se retourna et vit une fillette debout derrière lui. Elle portait une parka boutonnée de travers et un des coins du col pointait devant son menton. Elle s’entortillait une mèche de ses cheveux bruns et bouclés autour du doigt.
Il lui sembla la connaître. « Tu es la fille de Marguerite Hauser, non ? »
La fillette fronça les sourcils, puis hocha la tête.
La première idée de Charlie fut d’appeler la Sécurité, mais la fille – il se souvint qu’elle s’appelait Tess – paraissait timide et il préférait éviter de l’effrayer. Aussi demanda-t-il : « Ta maman est là ? Ou ton papa ? »
Elle secoua la tête.
« Non ? Qui t’a fait entrer ?
— Personne.
— Tu as un laissez-passer ?
— Non.
— Les gardes ne t’ont pas empêchée d’entrer ?
— Je suis entrée quand personne ne regardait.
— Bien joué. » En réalité, cela aurait dû être impossible. Elle se tenait pourtant devant lui, les yeux écarquillés et de route évidence peu sûre d’elle. « Tu cherches quelqu’un ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce que tu viens faire là, alors, Tess ?
— Je voulais voir ça. » Elle fit un geste en direction de l’ensemble O/BEC.
Un long moment, il craignit qu’elle lui demande comment cela marchait.
« Tu sais, dit-il, tu n’es vraiment pas censée te promener dans le coin toute seule. Si on allait dans mon bureau, que je passe un coup de fil à ta maman ?
— À ma maman ?
— Ouais, à ta maman. »
La fillette sembla y réfléchir.
« D’accord », dit-elle.
Charlie dénicha quelques brochures sur papier glacé et les donna à Tess pour qu’elle les regarde pendant qu’il sonnait le serveur de poche de Marguerite. Celle-ci fut manifestement surprise de son appel et sa première question porta sur le Sujet : il s’était passé quelque chose d’intéressant ?
Tout dépend de la manière dont on voit les choses, se dit Charlie. Il n’arrivait pas à se sortir de la tête ce rêve sur le Sujet. Yeux dans les yeux. Cela avait semblé ridiculement réel.
Mais il ne lui en parla pas. « Sans vouloir t’inquiéter, Marguerite, ta fille est ici.
— Tess ? Ici ? Où ça, ici ?
— À l’Œil.
— Elle a école, à cette heure. Qu’est-ce qu’elle fiche là-bas ?
— Pas grand-chose, en fait, mais elle a réussi à entrer au nez et à la barbe des gardes et à descendre dans la galerie O/BEC.
— Tu te fous de moi.
— J’aimerais bien.
— Comment est-ce possible ?
— Bonne question.
— Donc… elle s’est mise dans de sales draps, Charlie ?
— Elle est là dans mon bureau, et je ne vois pas l’intérêt d’en faire toute une histoire. Mais tu voudrais peut-être passer la prendre.
— Donne-moi dix minutes », dit Marguerite.
Tess se laissa raccompagner par Charlie jusqu’au parking. Elle n’avait pas l’air de vouloir parler, et encore moins d’expliquer de quelle manière elle avait pénétré dans le complexe. Peu après, sa mère arriva à toute allure sur le parking visiteurs et Tess grimpa avec gratitude à l’arrière.
« Il faut qu’on en parle ? demanda Marguerite.
— Peut-être plus tard. »
En revenant dans son bureau, il reçut un appel prioritaire de Tabby Menkowitz, de la Sécurité. « Salut Charlie, dit-elle. Comment se porte Boomer, en ce moment ?
— Il se fait vieux mais la santé va. Qu’est-ce qu’il se passe, Tab ?
— Eh bien, mon logiciel de détection des personnes inconnues m’a sorti une grosse alerte. Quand j’ai vérifié les caméras, je t’ai vu escorter une petite fille hors du bâtiment.
— C’est la gamine d’une chef d’équipe. Elle séchait l’école et avait envie d’en savoir plus sur l’Allée.
— Tu t’es débrouillé comment pour la faire entrer ? Tu l’as mise dans un sac à dos ? Parce qu’on l’a repérée quand elle partait, mais pas quand elle arrivait.
— Ouais, ça m’a intrigué aussi. Elle a juste dit qu’elle était entrée pendant que personne ne regardait.
— Nos caméras de sécurité couvrent tout le périmètre du complexe, Charlie. Elles regardent tout le temps.
— Alors c’est un mystère, j’imagine, Inutile de paniquer à ce sujet, si ?
— Ce n’est pas la même chose que si quelqu’un quittait la ville, mais j’aimerais vraiment beaucoup savoir où elle a trouvé un point faible. C’est une information primordiale.
— Tabby, on est en état de siège… Ça peut sûrement attendre que les gros problèmes soient résolus.
— Mais c’est un gros problème. Tu me demandes de laisser tomber ?
— Je te dis juste que c’est une gamine de onze ans. Étudie le problème si tu veux, mais ne l’embringuons pas dans une enquête officielle.
— Tu l’as trouvée en bas dans la galerie ?
— Elle s’est approchée de moi sans bruit.
— Ça va vraiment loin, Charlie. C’est un gros trou.
— Ouais, je sais. »
Tabby garda le silence. Charlie laissa ce silence jouer et Tabby faire le pas suivant. « Tu connais cette fille ? demanda-t-elle.
— Je connais sa maman. Tu veux une autre donnée ? C’est la fille de Ray Scutter.
— Y a-t-il encore autre chose que tu saches ? Je te pose la question à toi parce que c’est toi qui l’as fait sortir du bâtiment sans m’en avertir.
— Ouais, désolé, j’ai été pris de court, en quelque sorte. Vraiment, je n’en sais pas plus.
— Oui oui.
— Promis.
— Oui oui. Tu comprends, je suis obligée d’étudier le problème.
— Ouais, bien sûr.
— Mais j’imagine que je n’ai pas besoin de traiter tout de suite la paperasserie.
— Merci, Tabby.
— Il n’y a absolument rien dont tu doives me remercier. Promis.
— Je dirai bonjour de ta part à Boomer.
— Donne-lui plutôt une pastille à la menthe. À ce barbecue, l’été dernier, son haleine dégoûtait tout le monde. » Elle raccrocha sans prendre congé.
Une fois seul, Charlie s’autorisa enfin à réfléchir aux événements de l’après-midi. À les tourner et retourner dans sa tête. Sauf… Eh bien, que diable s’était-il passé ? Il avait rêvassé dans la galerie O/BEC et la fille s’était pointée. Était-il censé pouvoir trouver une signification à tout ça ?
Il envisagea d’appeler Marguerite après le travail.
En attendant, une autre question le préoccupait. Il n’était pas certain de vouloir connaître la réponse, mais ne pas la connaître le tourmenterait comme une migraine.
Aussi prit-il une grande respiration et appela-t-il son ami Murtaza à Acquisition d’Image. La communication fut établie aussitôt. « Ça a l’air tranquille, chez vous.
— Ouaip, dit Murtaza. Calme plat.
— Tu as le temps de me rendre un petit service ?
— Peut-être. J’ai une pause à 15 heures.
— Ça ne prendra pas longtemps. J’ai juste besoin que tu regardes les images horodatées de la dernière heure, en gros, surtout vers… » Il procéda à une estimation. « Disons, entre midi vingt-cinq et 13 heures.
— Les regarder pour chercher quoi ?
— N’importe quel comportement inhabituel.
— T’as pas de chance. Il se contente de marcher dans la nature. C’est comme regarder de la peinture sécher.
— Quelque chose de petit, Comme un geste.
— Tu peux être plus spécifique ?
— Non, désolé.
— D’accord. Bon, eh bien, c’est plutôt facile. » Charlie patienta le temps que Murtaza définisse la tranche horaire et lance une application de recherche visuelle, glissant sur les images de l’après-midi stockées en mémoire. Le balayage dura moins d’une minute. « Rien, dit Murtaza. Je te l’avais dit. »
Charlie en fut soulagé. « Tu es sûr ?
— Aujourd’hui, mon pote, le Sujet est aussi prévisible qu’une horloge. Il s’est même pas arrêté pour pisser.
— Merci, dit Charlie en se sentant un peu idiot.
— Absolument rien. Juste une toute petite anomalie à une heure moins dix. Il s’est plus ou moins arrêté pour regarder par-dessus son épaule. Il n’y avait rien à regarder. C’est tout.
— Oh.
— Quoi, c’est ça que tu cherchais ?
— Une idée en passant. Désolé de t’avoir dérangé.
— Pas de problème. Ce week-end, on pourrait peut-être aller se boire une bière, qu’est-ce que t’en dis ?
— Pas de problème.
— Dors un peu, Charlie. Tu as l’air de te faire du souci. »
Ouais, pensa-t-il. Je m’en fais.